Julie Cheminaud, Le syndrome de Stendhal : une schize ?

Depuis les travaux de la psychiatre G. Magherini, le syndrome de Stendhal désigne l’état de désorientation profond qui atteint certains touristes en présence de l’art. Mes recherches actuelles visent à réévaluer le sens du syndrome : quand G. Magherini explique ces symptômes à l’allure psychotique par des complexes personnels, dans une optique psychanalytique d’obédience freudienne, je propose de les comprendre comme une sortie de soi provoquée par les œuvres elles-mêmes, et de voir dans leur allure pathologique une richesse.

S’il s’agit de considérer que l’expérience esthétique est heureusement anormale, la difficulté consiste alors dans le renversement des valeurs de la santé et de la maladie. En effet, on peut simplement estimer que ces expériences ne méritent le terme médical de syndrome qu’au regard d’une appréhension de l’art banale, et par là-même déficiente. Mais les témoignages font état de processus profondément perturbants, d’hallucinations et de délires, dans lesquels la personnalité se dissout.

L’enjeu de ma communication serait d’interroger cette difficulté, en me référant plus précisément aux analyses de Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe. En effet, les auteurs pensent la valeur de la schize, soit une échappée des cadres habituels dont certaines œuvres d’art peuvent être les déclencheurs. Est-il possible de comprendre le syndrome de Stendhal de cette manière, en évacuant le caractère négatif de ces expériences, comme Deleuze et Guattari le font dans leur usage du terme de « schize » ? Dans le syndrome, les symptômes ne se manifestent que pour une durée limitée, ce qui permettrait de parler d’état altéré. L’Anti-Œdipe, déjouant l’analyse psychanalytique, inverse le diagnostic, car ce serait plutôt notre condition normale, commune, qui serait altérée. Est-il si aisé de considérer la « folie » de manière positive, quand il est question du spectateur ?

 

Jean-Christophe Coffin, Le voyage du psychiatre Henri Ey dans la conscience

Le psychiatre Henri Ey (1900-1977) a laissé une œuvre importante dont l’ambition était de reformuler bien des aspects de sa discipline. Il s’est ainsi attaché à l’étude de la conscience, qui l’accompagne tout au long de son existence professionnelle, à un travail sur les hallucinations ainsi que sur les rêves et les processus de création. Etant donné le nombre important des pages engendrées par ses différents travaux je ne m’appuierai que sur quelques écrits dont ceux autour de la production artistique. L’objectif sera dans un premier temps de les présenter avec notamment l’intention de mettre en relief à la fois sa manière de travailler la question de la création et des états qui l’accompagnent et comment à cette occasion il fait connaître aussi les enjeux qui sont les siens. Les états altérés sont traditionnellement vus avec circonspection par tout un ensemble de psychiatres et il sera donc pertinent de mesurer la manière dont Henri Ey s’inscrit dans cette tradition ou, au contraire, s’en éloigne. Dans la mesure où il fut fermement engagé dans la définition de qui est délire et ce qui ne l’est pas, il apparaît approprié d’analyser comment il se positionne face à des états intermédiaires, face à ces moments mystérieux qui ont pu résister à la sagacité du psychiatre et comment l’analyse qu’il cherche à proposer lui permet de suggérer une reformulation des limites existantes entre l’être conscient et l’être désorganisé dans sa vie psychique.

Dans un dernier temps je m’efforcerai replacer ses propos dans le contexte d’une production psychiatrique qui s’est intéressée depuis le XIXe siècle aux états oniriques, aux productions artistiques et aux états altérés et je propose de montrer comment la production spécifique d’Henri Ey sur ces thèmes s’inscrit dans le projet plus vaste de redéfinir les objets de la psychiatrie et la place du psychiatre au sein du monde social.

 

David E. Cohen, « Émouvoir les affections » : théories de l’altération des états émotionnels par la musique dans la philosophie naturelle et la médecine (1600)

Les décennies autour de 1600 voient non seulement s’affirmer des changements révolutionnaires dans le style musical mais aussi, en lien étroit avec ceux-ci, une évolution significative dans la conceptualisation de l’essence de la musique même, et plus particulièrement de sa fonction ou de son but principal – modifier, plus encore qu’auparavant, l’état émotionnel de l’auditeur ; « émouvoir les affections ». La présente communication rendra compte de mes efforts continus pour déterminer avec plus de précision et de clarté comment les gens instruits comprennent à cette époque la nature physique et/ou psychique des émotions elles-mêmes (qu’elles soient qualifiées d’« affections », de « passions » ou désignées par des expressions telles que « perturbations » et « mouvements de l’âme ») ainsi que les mécanismes et processus par lesquels la musique était censée les « émouvoir ». Je recourrai pour cela aux écrits contemporains ou à ceux plus anciens, mais toujours influents, relevant de la philosophie naturelle, de la physiologie, de la médecine et de la musique, par des auteurs tels qu’Aristote, Galien, saint Thomas d’Aquin, Zarlino, Giulio Cesare Monteverdi, Athanasius Kircher et Descartes.

 

Claude-Olivier Doron, Grammaire des états altérés

L’objectif de cette intervention est de d’analyser le réseau des concepts décrivant la relation d’altération et les états altérés dans la 1ère moitié du XIXe siècle. Grammaire de l’altération, si l’on veut, telle qu’elle s’élabore notamment au croisement de la médecine, de l’aliénisme, de l’histoire naturelle et de l’anthropologie. Dans un premier moment, je reviendrai sur la notion même d’altération et essayerai de caractériser le type de rapport à l’identité qu’elle permet de penser, en tension avec la notion d’altérité. Je montrerai en quoi cette notion a été travaillée tant du côté de la médecine et des sciences naturelles que des discours moraux, philosophiques et théologiques depuis très longtemps. Je montrerai, néanmoins, que le début du XIXe siècle marque un tournant sur ce point, avec en particulier un travail de démarcation conceptuel du côté de la médecine et de l’aliénisme. Dans un second temps, après avoir précisé le réseau de concepts qui définissent ce champ de l’altération : déviation, aberration, perversion, dégénération, etc., je me concentrerai plus particulièrement, entre les années 1820-1860, sur l’histoire de deux de ces notions appelées à un grand destin dans la description des états altérés dans la seconde moitié du XIXe siècle : celle de « perversion» et celle de « dégénération/dégénérescence ».

 

Adam Frank, Un théâtre pour l’oreille de l’esprit : la radio de Gertrude Stein

Quels « états altérés » accompagnent la lecture, la mise en scène et l’écriture des pièces de Gertrude Stein ? Cette question se pose de manière cruciale dans le cadre de mon projet Radio Free Stein, qui vise à un nombre choisi de pièces de Stein en pièces musicales radiophoniques ou mélodrames enregistrés. Le projet, mené en collaboration avec plusieurs compositeurs, repose sur la tentative d’identifier des manières d’approcher, et d’apprécier des textes notoirement jugés « difficiles d’accès ». Que peut apprendre un critique littéraire de ces pièces modernistes, après en être passé par ce processus de mise en scène sonore ? Ma présentation se concentrera sur les productions Radio Free Stein de Photograph (récemment présentées à New York dans le cadre de l’œuvre de Daniel Thomas Davis SIX.TWENTY.OUTRAGEOUS : Three Gertrude Stein Plays in the Shape of an Opera) et What Happened (qui sera présenté à Paris au printemps 2019 avec un décor musical de Samuel Vriezen). Je m’appuierai sur les théories de l’affect de Silvan Tomkins et de Wilfred Bion pour proposer une théorie de la lecture comme traduction intéroceptive, comme ouverture d’un espace psychique via la communication intérieure d’une lecture silencieuse accompagnée d’une interprétation intonative et affective. Les pièces de Stein suscitent des états inhabituellement autoréflexifs et méditatifs que je juxtaposerai aux idées du compositeur Robert Ashley sur le drone comme concept atemporel. Qu’est-ce que les compositeurs, après John Cage, savent de la poétique dramaturgique du paysage de Stein, autrement dit qu’est-ce que leurs techniques savent de traitement de la temporalité ?

 

Frigau Manning, « Poison, fer et feu : musique et hypnose dans les récits de spectacle Aïssaoua au XIXe siècle »

Bien plus qu’un phénomène de mode, l’hypnose constitue, tout au long du XIXe siècle, une véritable culture, suscitant chez les praticiens, médecins, scientifiques et simples curieux de nombreux débats et démonstrations. Or la musique tient dans ces investigations une place cruciale, qui n’a pas encore été étudiée en soi : loin de se borner à une fonction d’accompagnement d’expériences spectaculaires, elle engage auprès des contemporains des questionnements spécifiques.

De ce cadre épistémologique est représentatif le cas des Aïssaoua, qui connaît alors une grande fortune critique, narrative et spectaculaire. Les adeptes de la confrérie fondée au XVe siècle au Maroc choquent par leurs pratiques d’automutilation nombre d’Européens qui voyagent ou s’installent dans le Maghreb colonial, ainsi que les spectateurs des Expositions universelles de Paris en 1867 et 1889. « Aux sons du tambour arabe et des castagnettes de fer », indique le docteur Bernheim en 1891, « ils s’entraînent par des mouvements cadencés de la tête et du tronc, par des sons gutturaux modulés sur le rythme musical, par des contorsions violentes et désordonnées. Alors, ils deviennent insensibles, avalent du verre pilé, se transpercent la joue avec des armes aiguës, marchent sur des barres rougies au feu ». Pour Bernheim, il s’agit là d’hypnose, « extatique et anesthésique ». L’hypothèse est controversée, et met en demeure la science du temps : que se passe-t-il vraiment ? Quelle est la part de vérité et de simulation ? S’agit-il d’une transe induite, principalement transmise par la musique, sur un sujet passif, ou d’une transe conduite, menée par l’individu qui s’y livre ? L’étude de sources variées (témoignages, articles de presse généraliste ou spécialisée, écrits médicaux et scientifiques, littérature) peut éclairer ces débats, et des récits contemporains habités par le risque de contagion que présentent ces scènes d’états altérés pour ceux-là mêmes qui entendent en rendre compte.

 

Rishi Goyal, La conscience du coma

Le narrateur du roman Remainder de Tom McCarthy est habité par une expérience fondatrice, celle d’un coma provoqué par une collision à la suite d’une chute d’objet, expérience qui lui échappe complètement : « C’est un blanc : une ardoise blanche, un trou noir. » S’ensuit une série de répétitions en boucle qui reconfigurent la compulsion de répétition de Freud (intimement liée à sa description de la pulsion de mort) comme une compréhension neurocognitive de la conscience. J’interrogerai dans cet article l’expérience du coma depuis quatre perspectives : la politique, la neuroscience, la psychanalyse et le récit.

L’analyse politique de l’état du coma nous permet de restaurer ou de resituer le sujet dans les espaces entre les absences. Si un patient dans le coma entre dans « un état d’exception habité par la vie nue » (Agamben), la vie et la mort ne sont pas des frontières proprement scientifiques mais politiques. Peut-il y avoir une psychanalyse du sujet de l’état d’exception lorsqu’il se trouve dans le coma ? Compte tenu de l’importance de l’hypothèse de l’inconscient pour la psychanalyse, peut-on penser la souffrance cérébrale du patient dans le coma comme un exemple de ce que Catherine Malabou désigne comme les « nouveaux blessés », à savoir des personnes aux cerveaux souffrants qui sont ignorées à la fois par la philosophie et la psychanalyse ? Et la conscience du coma peut-elle servir de pont entre la psychanalyse et la neuroscience ?

Telles sont quelques-unes des questions que je voudrais développer à travers la politique, l’esthétique et l’épistémologie du coma. L’expérience impensée ou impensable du coma dès l’ouverture du roman de McCarthy est un échec narratif qui peut cependant nous permettre d’explorer l’état altéré du coma.

 

Rachel Greenwald Smith, Altéré de force : affect, forme littéraire et autorité

Cet article revient sur une question qui hante depuis longtemps les chercheurs intéressés par la façon dont la littérature est susceptible d’altérer directement le corps du lecteur : comment prendre en considération la relation historique entre les tentatives d’utiliser l’art comme vecteur de changement radical et la violence qui tend à y être associée ? Comme l’a soutenu Maggie Nelson, les œuvres qui semblent le plus soucieuses d’agir directement sur la vie ont aussi tendance à considérer leurs interventions comme une forme de cruauté. Si nous nous intéressons à la manière dont l’art peut produire des états altérés, nous devons alors aussi, à mon sens, affronter le problème de la cruauté, de la violence et de l’autorité.

Nous avons vu récemment émerger de nouveaux travaux en théorie littéraire qui posent la question de savoir comment la forme littéraire peut intervenir directement dans la qualité ouverte, décomplexée du capitalisme contemporain, en mettant en évidence l’existence d’une limitation structurelle. Ces théories imaginent que la forme pourrait agir comme une sorte d’autorité bienveillante, structurant l’expérience affective au moment où l’individu se montre hors de contrôle. Des œuvres littéraires récentes, comme Citizen de Claudia Rankine et Lincoln in the Bardo de George Saunders, semblent aussi imaginer de telles instances de puissante transformation. Mais en reliant explicitement leur travail à une histoire du fascisme, de la surveillance et de la guerre, Rankine et Saunders affirment également une conscience du danger que représente l’héritage de la relation entre l’idée que l’art pourrait forcer des états altérés chez ses lecteurs et son autoritarisme.

Je chercherai ici à montrer que dans l’intérêt renouvelé que la théorie littéraire contemporaine et la littérature portent aux idées de force, de forme et d’états altérés, nous assistons à la coïncidence de logiques politiques apparemment opposées : le capitalisme néolibéral, d’une part, et l’autoritarisme, d’autre part.

 

Sarah Hibberd, Transport divin à l’Opéra de Paris : de La Création du monde à La Mort d’Adam

Au cours des années 1790, la « sublime » expérience de la révolution se trouve revisitée par les opéras que Cherubini compose pour le Théâtre Feydeau dans de cataclysmiques tableaux de destruction. D’après les critiques de l’époque, ce spectacle audiovisuel saisissant transporte son public dans une dimension autre, supérieure. La rhétorique musicale de Cherubini – faite de fragments répétés et séquencés, de rythmes obsessifs et de contrastes dynamiques – génère une énergie de surface qui brouille la structure d’ensemble et submerge l’auditeur. De telles techniques et leurs effets sont esquissés par la théorisation que propose Johann Georg Sulzer du sublime musical en 1801.

Cependant, lorsque La Création de Haydn, notoirement reconnue comme « l’œuvre sublime », est créée (en traduction française) à l’Opéra de Paris le 24 décembre 1800, sa réception trahit le choc de deux modèles nationaux du sublime musical extrêmement différents. Bien que l’œuvre soit largement admirée (l’orchestre lui-même explose, lors de la dernière répétition, dans des manifestations spontanées d’enthousiasme), beaucoup la jugent ennuyeuse et requièrent une mise en scène. Neuf ans plus tard, la tragédie lyrique La Mort d’Adam de Le Sueur est appréhendée comme une suite (et un correctif) de La Création.

Cet article se concentrera sur le « transport » du public dans la scène climactique de l’apothéose d’Adam, comprise à la lumière d’expressions musicales antérieures du sublime. J’entends interroger – comme le firent en leur temps les critiques – ce qui constitue alors une expérience théâtrale « transformatrice ». J’identifierai les associations opérées entre objectifs esthétiques et politiques, sujets sacrés et profanes, et effets visuels et sonores. Enfin, je soutiendrai que La mort d’Adam est une étape révélatrice dans le développement de l’expérience sublime au théâtre, depuis les tableaux révolutionnaires du Théâtre Feydeau jusqu’aux dénouements apocalyptiques des Grands opéras de la Monarchie de Juillet. Ainsi la tragédie de Le Sueur éclaire-t-elle à nouveaux frais la transformation du sublime comme catégorie esthétique sous l’Empire.

 

Mireille Losco-Lena, L’hypnotique, une nouvelle catégorie esthétique pour le théâtre ?

Depuis quelques années, l’adjectif « hypnotique » prolifère sous la plume des critiques de théâtre pour évoquer certains spectacles (Castellucci, Mc Burney…) et il est également utilisé par plusieurs artistes de la scène (Joris Mathieu, Valère Novarina, Joris Lacoste…), au point que l’on peut se demander s’il tend à devenir une nouvelle catégorie esthétique. Si cette catégorie présente des contours encore mal définis et qu’elle est loin de constituer un concept stabilisé, on peut noter qu’elle fait malgré tout consensus et, surtout, qu’elle est très valorisée.

Je me propose dès lors d’interroger les mutations de la sensibilité théâtrale contemporaine qu’une telle valorisation suppose, et tout particulièrement la rupture qu’elle engage avec l’idée brechtienne, longtemps dominante au 20e siècle, selon laquelle l’hypnose du public au théâtre est un état de passivité foncièrement négatif, symptôme d’une aliénation qu’il s’agit de combattre – idée supposant a contrario qu’un bon spectateur est un spectateur éveillé, attentif et critique. J’examinerai comment les scènes contemporaines déplacent complètement la perspective brechtienne et redistribuent les données de la question : l’expérience hypnotique apparaît aujourd’hui moins comme une forme de régression du théâtre (et du spectateur) qu’un vecteur d’ouverture ou d’éveil. Ce que le théâtre nous intime dès lors de penser, c’est la possibilité d’une émancipation du spectateur qui en passe non plus par la raison critique mais par ce que François Roustang appelle « le pouvoir de rêver ». On précisera pour finir qu’une telle redistribution des enjeux critiques et émancipateurs du théâtre n’est pas sans liens avec la redéfinition contemporaine de l’hypnose et la réinvention des pratiques thérapeutiques hypnotiques engagées depuis Milton Erickson.

Mes réflexions se nourriront largement des travaux menés au sein du programme de recherche-création que je dirige à l’Ensatt depuis 2016 en collaboration avec des chercheurs, des doctorants, des artistes et de hypnotérapeutes. Cf. blog de ce programme de recherche, animé par Adeline Thulard, Pierre Causse, Manon Worms et Pauline Picot, https://hypnoscene.hypotheses.org/

 

Carmel Raz, Parler à la main : « l’épistémologie hystérique » du sensorium migrant

Les textes médicaux européens du XIXe siècle regorgent de témoignages de patients qui auraient vu, goûté, senti ou entendu au moyen de leurs organes internes ou de leurs extrémités. Décrit pour la première fois par Jacques-Henri-Désiré Pétetin en 1805, le phénomène de la transposition des sens devient l’un des traits caractéristiques des comptes rendus médicaux relatifs à l’hystérie et la catalepsie. Dans de tels cas, des patients considèrent qu’une partie ou la totalité de leurs sens se sont déplacés vers une nouvelle partie de leur corps, et que ce membre ou cet organe seul est capable de perception. L’emprise tenace de l’étude de cas de Pététin sur l’imagination médicale du XIXe siècle est saisissante, tout comme le fait que le phénomène persiste pendant plus d’un siècle malgré une démystification répétée. En 1909, Cesare Lombroso décrit encore un cas de transposition sensorielle en des termes presque identiques à la symptomatologie originale de Pététin.

Cet article vise à comprendre la persistance de l’affirmation de Pététin selon laquelle la relation entre l’esprit, le corps et les sièges de la sensation pourrait être fondamentalement altérée à la lumière des enjeux plus larges du sensorium migrant. Je soutiens que le rôle prédominant de l’audition dans le diagnostic de Pététin et sa réception suggère que la possibilité même du phénomène repose sur la volonté implicite d’établir une épistémologie alternative des sens, où l’audition aurait la priorité sur la vision, la femme sur l’homme, le patient sur le docteur. Prendre cette « épistémologie hystérique » au sérieux, c’est à mon sens interroger dans quelle mesure l’expérience immersive du son représente alors un positionnement viable d’où imaginer comment les sens pourraient se transformer et se déplacer dans le contexte des débats contemporains sur l’attention. Retrouver l’importance de l’écoute et de l’attention dans l’émergence d’un trouble mental durable révèle ainsi la centralité du son pour la compréhension des sens dans la pratique médicale du XIXe siècle.

 

Anne Whitehead, Empathie et écologie : The Wild Iris de Louise Glück

La vie des plantes, pour le philosophe Michael Marder (2012), se situe aux limites de l’empathie. Inspiré par la neurobotanique, le critique littéraire John Charles Ryan (2018) affirme pour sa part que la bioempathie se fonde sur les résonances corporelles existant entre l’humain et la plante. Mon propre travail récent sur l’empathie (2017) s’appuie sur la théorie féministe pour critiquer le modèle économique dominant de l’empathie, qui sous-entend que l’empathie est quelque chose que l’on a / dont on manque, et que c’est un bien nécessaire qui doit être cultivé (en l’occurrence, dans l’objectif de politiques environnementales plus efficaces). J’affirme pour ma part qu’il convient plutôt de demander ce que l’empathie fait, comment elle circule et / ou adhère, et si d’autres qualités affectives, comme l’ironie ou la distance, pourraient également entrer en jeu.

À travers une lecture du cycle de poèmes de Louise Glück The Wild Iris (1992), j’aborde la question de savoir comment l’esprit, le corps et l’esthétique peuvent, via le botanique, se connecter de manière féconde aux préoccupations environnementales. Je soutiens que le modèle de l’empathie, qui suppose une transformation affective du sujet fondée sur la communalité, n’est pas un fondement utile pour une éthique de la vie végétale. J’introduis plutôt l’idée d’une écologie affective ; tout au long de son cycle poétique, Glück ne cesse de glisser entre les voix, les humeurs et les tons, sans offrir la stabilité d’une position avec laquelle s’identifier. En termes formels, le cycle retire volontairement au lecteur les moyens par lesquels il pourrait, par l’absorption dans un sujet, atteindre un état altéré de reconnaissance empathique.

Mais au-delà, c’est à mon sens la notion même d’état altéré comme fondement du projet esthétique que Glück critique à partir du mythe de Narcisse – qui est aussi un récit du botanique –, pour affirmer que la stabilité et la fixité de l’objet de la reconnaissance est forcément une illusion, et une illusion, pour le coup, potentiellement dangereuse. Je conclurai en me demandant si le modèle esthétique de Glück, fondé sur la mobilité et le flux, offre une alternative constructive à l’empathie dans la réflexion sur la relation homme/plante, et quelles sont ses implications en termes de (re)conceptualisation de la façon dont nous comprenons notre relation et notre positionnement dans nos environnements.